samedi 8 février 2014

Elément sacré

Voici une courte nouvelle que j'avais écrite il y a deux mois pour un appel à texte dont le thème était: "Neige". Dans la mythologie scandinave, Njörd et Skadi sont deux divinités, deux époux que leurs lieux de vie opposaient.




Élément sacré

- « Vois, mon divin époux, la finesse de ce blanc manteau qui de sa fraîcheur recouvre la terre des hommes. »
- « Skadi, mon amour, je n’observe qu’une couleur unique qui dénie aux autres la vie. » 
- « Njörd, flamme de mon cœur, patientons afin que le crépuscule te révèle le reflet de chatoiements uniques sur l’immaculé. Le ravissement de tes yeux réchauffera ton âme engourdie. »
Le dieu de la mer, du vent et du feu soupira. Son propre esprit ne pouvait imaginer plus grand émerveillement qu’un coucher de soleil sur une mer d’huile.
-« Je me sens si loin de l’océan et de ses teintes bleutées, de son mouvement perpétuel. Comme tout est figé ici ! »
- « Ce n’est qu’apparence, maître du vent : la bise modèle indéfiniment la parure du septentrion. Congères, sentiers éphémères, tourbillons éthérés… »
- « Mais ce silence. Il nous enserre de sa solitude et comprime notre poitrine. »
- « Jamais donc ton ouïe n’a perçu l’écho fantastique des terrifiantes avalanches ? »
- « Rares sont ces impressionnants phénomènes. »
- « Le silence permet la pureté des sentiments et des sensations. Il invite à la paix intérieure. Sans lui l’existence ne serait que vaine agitation. »
Nouveau soupir de l’époux.  Il fixa son regard dans les yeux de sa compagne d’un jour et y observa l’éclat froid de constellations infinies. La déesse de l’hiver révélait des charmes à la fois profonds et subtils ; mais le tempérament fougueux de Njörd s’accorderait-il un jour à l’immanente plénitude de Skadi ?
- « Mon bouillonnant époux, je vois que ton besoin d’action grandit à chaque instant ! Vois donc, par-delà l’éperon rocheux, ces humains qui trouvent d’étonnantes occupations au sein de mon élément. »
À une grande distance des deux esprits évanescents, une femme chaussée de skis s’élançait, légère et gracieuse, dans la poudreuse. De fins nuages opalins virevoltaient dans son sillage. Njörd admira son habileté et perçut l'intense plaisir ressenti à ce jeu. Un homme prit la succession de la skieuse mais, manquant de souplesse, il s’effondra bien vite dans un stratus pulvérulent. La douleur fut immédiate et Njörd, empathique, jura à sa suite. Une fois la neige retombée autour de l’humain, le dieu fit part à sa compagne de ses doutes :
- « Cet art semble causer autant de douleur que de bonheur. »
- « Ses débuts sont prometteurs. Crois-moi, glisser représente l’un des grands plaisirs de la vie ; on en vient à connaître chaque type de neige selon sa tenue et l’on s’adapte avec bonheur. Mais cessons ici de nous préoccuper des humains et de leurs actions : contemple plutôt ce paysage. »
Bougon, le dieu laissa promener son regard sur les immenses étendues.
- « Je trouve cela monotone. »
- « Tu vois sans véritablement observer. Change ton regard. Passe de la grandeur au détail, et voit comment se constitue cet élément sacré. »
Skadi souffla sur la poudreuse en direction du soleil. Njörd utilisa sa vue divine et observa alors en détail chaque flocon. Sa compagne ne put résister à l’envie de les décrire :
- « Ils sont ciselés à l’instar d’un diamant opalescent forgé par un maître orfèvre. Une perfection absolue, une symétrie sublime. Chaque cristal est un motif unique et fabuleux, une invitation à l’émerveillement. C’est tout l’inverse de l’uniformité. »
Njörd se laissa prendre au charme, mais les cristaux finirent par fondre et disparaître.
- « Une véritable beauté, mais si éphémère… »
- « N’est-ce pas ce qui en fait le charme, mon amour ? Une splendeur sans cesse renouvelée et sans cesse différente. Mais voilà que l’instant magique approche, bienaimé, et les paroles vont devenir inutiles. »
À l’horizon, le soleil achevait sa course éternelle et la voûte céleste se drapait de teintes rosées. Son rayonnement devint plus subtil, plus personnel, et la neige refléta les lueurs enchanteresses dont se paraient ses cousins les nuages. Le temps passait comme un rêve pour les deux amoureux. Le ciel répondant au sol se muait en une symphonie de couleurs : l’orangé, maintenant, côtoyait avec goût des nuances carminées. Le gris donnait davantage d’éclat à la palette chatoyante et la chaleur visuelle compensait harmonieusement la fraîcheur qui montait de la terre.
Njörd allait admettre que cette vision majestueuse valait bien celle du coucher de soleil sur la mer lorsque la nuit tomba. Un ciel d’encre fit place et la neige devint grisaille. Des loups au loin hurlèrent le commencement de leurs traques et le dieu frissonna : le bruit des pattes, amorti par la poudreuse, laisserait peu de chances aux proies. Cet environnement était fondamentalement hostile.
- « Ma mie, je crains que ce crépuscule soit également celui de notre amour naissant. Je ne pourrais me résoudre à ce froid lunaire trop rarement entrecoupé de rayons bienfaisants. »
Skadi se tourna vers lui et caressa son visage.
- « Mon bienaimé, je suis prête pour toi à passer la moitié de l’année sur les rivages répercutant le cri inlassable des mouettes se mêlant aux ressacs des vagues. »
- « Alors, mon amour, je t’accompagnerais l’autre moitié de notre temps vers la blancheur absolue de tes neiges éternelles. »
Cette déclaration d’amour scella leur union et l’on dit que la couverture neigeuse de Skadi n’empêcha pas la flamme commune de leurs cœurs de s’épanouir sans crainte. Peut-être est-ce ce que nous ressentons lorsque nous observons, au coin du feu, la neige tomber dehors en abondance et tout recouvrir de son manteau feutré…

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